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lundi, 17 mars 2008

Si la « Fracture numérique » n’existait pas ?

Je débute ici une série de questionnements à propos des enjeux du numérique au travail (communication et dispositifs métiers), à partir de mon expérience au sein du Conseil général du Val-de-Marne. Je ne prétends en aucune sorte à l’exhaustivité des sujets abordés,et il s’agit plutôt, au travers ce blog, de m’imposer une contrainte de (re)mise en forme et de structuration de mes idées. Rien d’arrêté non plus, quant au fond.

Ce premier article évoque la notion de « fracture numérique ».

« Fracture numérique » et « société de l’information » versus « agir pour la maîtrise des TIC » et « société de la connaissance ».

Enjeux de mots

Eric Guichard [1], s’interroge sur « la notion de « fracture numérique » qui est autant partagée qu'elle est mal définie. Les politiques s'en emparent, la Banque Mondiale et le G8 prétendent la résorber, les militants s'en inquiètent. Déjà, le fait qu'une telle notion fasse l'objet d'un consensus aussi large, au sein de groupes sociaux qui s'opposent les uns aux autres, donne à penser qu'elle est scientifiquement fragile. »

Le mot « fracture » suppose une séparation entre des personnes qui ont accès à l'information numérique, et d'autres, qui n'y ont pas accès ; il induit l'idée d'une barrière, dont un côté semble bien plus confortable que l'autre. Pour éviter ce type de schisme, certains affirment que tous les citoyens devraient avoir accès aux « nouvelles technologies », ou qu'il faut s'assurer que la « société de l'information[2] » à venir ne comportera aucun exclu. Ces discours, très communs au sein des administrateurs de l'Union Européenne, sont en fait directement importés des USA : dès 1992, le vice-président Gore évoquait les vertus de la « société de l'information ». Le commissaire européen Bangemann introduisait ce type d'analyse en 1994.

Derrière le projet de prendre en charge les pauvres et les démunis de l'électronique réside l'idée d'un grand départ vers un futur radieux, d'une aventure collective véhiculée par les « nouvelles technologies ». Cette croyance a un nom : le déterminisme technique ; elle prétend que la technologie détermine l'organisation de la société ; elle est certes séduisante, mais classique et naïve. Elle porte aussi en germe une vraie difficulté à conduire des modernisations nécessaires au sein de l’administration, à lutter contre les fractures sociales et culturelles au travail.

Cette dimension politique constituant progressivement une idéologie de la société de l’information a été identifiée. Patrice Flichy[3] par exemple : « en se proposant de rabattre l’économique sur le politique, elle développe l’illusion qu’il n’y a pas de différence entre le libéralisme économique et le libéralisme politique ».

Et l'administration...

Des incidences très concrètes concernent l’administration. Félix Weygand[4], à propos du rapport pour « l’Hyper République » de Pierre de La Coste commandé par le gouvernement, remarque qu’il « contient des références explicites à la Cyberdémocratie. Cet ouvrage peut être considéré comme l’expression la plus aboutie, parfois même caricaturale, de l’utopie dénoncée par Patrice Flichy ». Cette idéologie vise aussi, non pas à nier le politique, mais à le vider de sa capacité à produire des alternatives.

La notion de « fracture numérique », quand elle est couplée avec le déterminisme technique, apparaît plus comme un concept idéologique ou politique que scientifique.

De façon générale, toute étude de l'information et de ses usages renvoie à une réflexion sur l'écriture, sur la connaissance (et ses modes de transmission et d'assimilation). D’où une préférence parmi de nombreux scientifiques et organisations pour la notion de « société de la connaissance ».

Une alternative

Un texte[5] intéressant propose une vision alternative de ces enjeux. Il est proposé par Sally Burch[6] sur le site de Vecam et conclut ainsi :

« En premier lieu, nous sommes favorables à la notion selon laquelle toute référence au terme « sociétés » doit être au pluriel, s’agissant de reconnaître l’hétérogénéité et la diversité des sociétés humaines. Cela implique également de réaffirmer la nécessité pour chaque société de s’approprier les technologies en fonction de ses priorités spécifiques de développement au lieu de s’adapter à celles-ci pour pouvoir faire partie d’une soi-disant société de l’information définie d’avance.

En deuxième lieu, nous affirmons que toute définition du terme « société » ne peut pas décrire une réalité limitée à Internet ou aux TIC. Internet peut être un nouveau cadre d’interaction sociale, mais cette interaction est étroitement intégrée au monde physique, et les deux domaines se transforment mutuellement.

Enfin, nous faisons le pari d’un projet de société où l’information doit être un bien public, et non pas une marchandise ; la communication un processus de participation et d’interaction ; la connaissance une construction sociale partagée et non pas une propriété privée ; et les technologies un support pour tout ceci, sans qu’elles deviennent une fin en soi. »

C'est peut être là que la « fracture numérique » s'exprime, et de façon violente : avant de profiter des systèmes d'écriture contemporaine, il faut évidemment disposer d'un solide capital économique, pour acquérir un ordinateur et un rattachement aux réseaux ; mais aussi d'un capital social, pour se faire aider quand on ne comprend pas le (dys)fonctionnement d'un logiciel, d'un service en ligne, ou de son ordinateur ; et enfin culturel, pour savoir trouver l'information que l'on recherche, et la traiter.

La « fracture numérique » existe et elle n'est que la traduction d'une violente ségrégation culturelle et intellectuelle, qui ne fait que s'amplifier avec les « nouvelles technologies ». Nous pensons utile de le réaffirmer avec force, sinon le risque est grand de porter des espoirs et des utopies vers la mise en place de dispositifs « autour des TIC » qui pourraient s’avérer inopérants.

 

Au service du public

Par contre, au travers de dispositifs combinant approches métier, usages des TIC, culture générale autour des TIC, il est possible d’avancer de façon positive en utilisant aussi les atouts cognitifs des TIC pour améliorer l’efficacité du service public.

L’Union européenne, consciente des limites et surtout de l’usure du concept de « fracture numérique », a initié un nouveau mot : e-inclusion. J’aurais tendance à réécrire les lignes ci-dessus en remplaçant fracture numérique par e-inclusion, car fondamentalement, cela ne change pas grand chose.

Pour autant, on peut être inquiet des évolutions au travail et des risques d’exclusion, liés au développement des usages numériques. Non pas à cause des technologies de l’information et de la communication en soi (et de leur maîtrise), mais surtout et d’abord parce que ces TIC permettent de convoquer, chez un même agent, la mise en œuvre de compétences surmultipliées, de savoirs et savoir-faire élargis. Hors, le déterminant sera de plus en plus le capital culturel et de formation qui pourra être mis en œuvre. L’écart pourrait donc se creuser entre les plus diplômés et les autres, les multiples formations aux outils TIC donnant au final l’impression d’augmenter les qualifications, alors qu’elles ne feront que redistribuer, au sein des dispositifs numériques, les rapports sociaux existants.

Dans une acception de moindre mal, pour tenir compte malgré tout des usages dominants en ce bas monde, nous pouvons effectuer un début de glissement sémantique :

« Agir pour la maîtrise des TIC » serait utilisé à la place de « Lutter contre la fracture numérique »

« Société de la connaissance ». serait utilisé à la place de « Société de l’information ».

C’est à partir de ce point que nous pourrons réfléchir à des méthodologies d’accompagnement au sein de nos administrations, qui soient en phase avec les besoins d’une élévation massive des qualifications dans les services publics.

Dans un prochain article, j’évoquerai la perception des TIC au travail.



[1] École normale supérieure- INRIA

[2] La « société de l’information » est un concept contestable (il vise à une mise en miroir de la société industrielle pour justifier aussi des abandons, donc problème…), un peu long à développer ici…Nous préfèrerons le concept de « société de la connaissance » s’il faut choisir. Car dans dans la connaissance intervient l’acte d’apprentissage et de relation sociale. Un texte paru sur le site de l’UNESCO peut servir de point d’appui politique.

[3] L’imaginaire d’internet, 2001, p202 et 203

[4] La fin du politique : une critique de la cyberdémocratie,, 2004,

[5] http://www.vecam.org/article516.html

[6] Vecam

Commentaires

Bonjour Philippe,
Ton approche est intéressante car elle nous interpelle sur nos pratiques et discours habituels. Une difficulté semble cependant de surmonter ce mot tarte à la crème utilisé par tout le monde à toutes les sauces. Et surtout très porteur politiquement. J'imagine des élus annoncer "La fracture numérique n'existe pas" !
Il faut donc aussi proposer une autre approche lisible politiquement...

Écrit par : Jean-Pierre Cardi | mercredi, 19 mars 2008

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